<Focus> Les métiers sous tension ne sont pas une fatalité
Depuis deux ans, la faible attractivité du bâtiment et le manque de personnes formées ont exacerbé la difficulté des entreprises en panne de candidats. Entre-temps, l'activité a pris un coup de froid. Mais la filière s’est dotée de moyens pour recruter. Dès que les marchés seront de nouveau là.
Couvreurs, grutiers, maçons, étancheurs, soliers, moquettistes, serruriers, charpentiers… Depuis 2021, plus de six entreprises sur 10 cherchent à recruter*. « En 2023, les métiers en tension restent les mêmes mais aujourd’hui, entrepreneurs comme artisans sont moins anxieux face aux difficultés de recrutement «, soulève Olivier Salleron, président de la FFB. Et pour cause, les carnets de commande se rétractent « de 9 mois à 6 mois environ et le logement neuf qui représente 30 % de notre activité décline de 30 % ». CQFD : cette dégradation a effacé 100 000 emplois du compteur des 300 000 jusqu’ici escomptés. Même son de cloche à la Capeb. « Avec le recul de l’activité constaté depuis l’an passé, la croissance se rapproche du zéro », déplore David Morales, son vice-président chargé des affaires économiques. Et, si la rénovation devient la planche de salut pour tous, « sans aller sur les marchés des petites entreprises car elles ne sont pas taillées pour, celles plus importantes qui travaillent dans le neuf vont s’y intéresser en créant de la concurrence ». 2023 maintient donc le cap de l’incertitude et des bouleversements. Mais, le bâtiment se projette au-delà.
Répondre aux objectifs ambitieux
Génération papy-boom oblige, la pyramide des âges continue son renouvellement. « Selon la Dares*, 2,2 % - soit 33 000 personnes - des 1,5 million d'emplois dans le bâtiment partent en retraite chaque année. 40 % des ouvriers qualifiés dans le second-œuvre sont à leur compte. Nous menons donc des actions pour combler ces départs en retraite, et répondre aux besoins liés à la rénovation énergétique », précise David Morales. Car il faut continuer à les anticiper comme ceux qui découlent de la quête du mieux-être chez soi portée depuis les confinements, ou du maintien à domicile des seniors. « Pour cet autre enjeu crucial de société, nous œuvrons avec vigilance à la mise en place de Ma Prime Adapt’ prévue au 1er janvier 2024 pour ne pas tomber dans les travers de Ma Prime Rénov’ ». Tous ces facteurs laissent présager des objectifs ambitieux. Mais pour Olivier Salleron, continuer de recruter au rythme de 120 000 personnes par an, comme le bâtiment l’a fait depuis 2021, « va dépendre des moyens mis sur la table par le gouvernement et des aides données à nos concitoyens. Ma Prime Rénov’ et les CEE sont des dispositifs d’une instabilité totale. Sur le plan humain et matériel, les entrepreneurs comme les artisans ne peuvent pas investir quand il faut attendre la loi de Finances de l’année N pour savoir comment nos clients vont être mangés à l’année N+1 ». Pour le président de la FFB fraîchement réélu, « si le gouvernement veut atteindre la neutralité carbone en 2050, il va falloir mettre 20 milliards d’euros par an sur la table et nous pourrons recruter 500 000 salariés de plus dans le bâtiment. Mais sans marchés, il n’y aura pas autant de nouveaux emplois ». Dossier réalisée par Stéphanie Lacaze-Haertelmeyer
*Source : Observatoire des métiers du BTP, «Les métiers en tension dans le secteur du bâtiment», février 2021.
** Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques.
Les chiffres
- 300 000, c’est le nombre de candidats manquants dans le secteur du bâtiment.
- 85 % des couvreurs et charpentiers rencontrent de fortes difficultés en recrutement
- 88 % des entreprises du bâtiment ne disposent pas de personne dédiée au recrutement.
- Une entreprise sur trois du secteur de la distribution des matériaux de construction envisage d’embaucher dans les mois à venir.
- 102 900 jeunes sont en formation à un métier du BTP par la voie de l’apprentissage, cette année.
- 200 000, c’est le nombre d’emplois que la Capeb souhaite créer d’ici 2030.Sources : FFB, Capeb, Pôle Emploi (enquête besoins en main d’oeuvre - BMO 2023), CCCA-BTP
Les actions syndicales
Pour attirer vers les métiers du bâtiment, elle reste le premier levier : « Si nous ne sommes pas les seuls, nous travaillons avant tout sur l’image du bâtiment », appuie David Morales, vice-président chargé des affaires économiques à la Capeb. Des tables rondes pour créer des liens entre les générations aux présences dans les médias, en passant par le digital et le numérique qui modernise les métiers, le déficit d’attractivité s’atténue grâce aussi à une communication active. « Pour la première fois depuis 2008, nous avons réalisé de la publicité à la télé, dévoile Olivier Salleron, président de la FFB. Quand les parents, les grands-parents voient ces spots, ils sont fiers que leurs enfants ou petits-enfants travaillent dans le bâtiment ». L’autre arme de séduction massive ? Les réseaux sociaux. « Avec des influenceurs tels que le présentateur Denis Brogniart, ou la carreleuse Kelly Cruz, nous ciblons les jeunes dans leur poche, image Olivier Salleron. Avant, il fallait descendre une cascade depuis la direction académique jusqu’aux profs de Segpa pour toucher à la fin des jeunes orientés vers des métiers manuels parce qu’on leur disait qu’ils ne pouvaient rien faire d'autre ». Pour autant, le bâtiment ne néglige pas l’autre levier « dans notre ADN qui est celui de la formation », reprend David Morales. « Si l’attractivité est la première clé, une fois la porte ouverte il faut que les choses proposées fassent envie. D’où nos actions menées pour pérenniser les aides apportées aux apprentis et éviter les trous d’air. Nous avons aussi signé une Convention nationale avec Pôle Emploi pour trouver des solutions selon les différents bassins d’emplois et une convention de coopération avec le CCCA-BTP. Nous impulsons en permanence les actions pour innover dans l’apprentissage et l’accompagnement du développement de la formation professionnelle ». Idem au sein de la FFB, qui a renforcé en 2021 sa collaboration avec Pôle Emploi. Elle a aussi décidé cette année de muscler la montée en compétences dans les entreprises via la refonte des IFRB (Institut de formation et de recherche du bâtiment) en Batys Compétences. Objectif : offrir un outil puissant pour former aux nouvelles techniques en quelques semaines afin d’être réactif et tout de suite opérationnels face aux marchés qui ne cessent d’évoluer.
Titres de séjour pour les métiers en tension : une fausse bonne idée ?
Annoncé depuis des mois, le projet de loi Immigration créerait un titre de séjour pour faciliter la régularisation des étrangers dans les métiers en tension. Un appel d’air ? « Si l’artisanat est peu concerné, nous craignons qu’il les maintienne dans des emplois mal rémunérés », note David Morales. « Ce n’est pas le meilleur signal à envoyer quand nous souhaitons rendre notre secteur attractif en valorisant la possibilité d’y réaliser de belles carrières ». Pour sa part, Olivier Salleron rappelle : « nous condamnons l’emploi de personnes en situation irrégulière, et accompagnons celles qui en ont besoin auprès de l’administration. Mais, alors que le logement puise un tiers des ressources des Français, il vaudrait mieux lancer un plan quinquennal du logement, voire sur 10 ans. Ce serait une excellente annonce du gouvernement dans le contexte de tempête sociale ».
« Même si pour l’instant, le secteur va chercher à maintenir ses effectifs plutôt que d’embaucher, depuis 2021, 240 000 personnes sont entrées dans le bâtiment. Au niveau de la main-d'œuvre, 15 ans de crise ont été rattrapés. »
Olivier Salleron, président de la FFB
3000 jeunes formés d'ici 2026
Avec pour outil son CFA Lab, dédié à la mise en relation des centres de formations, des apprentis et des professionnels, Saint-Gobain Distribution France (SGDB France) a développé des formations. D’une durée d’un an, soit 420 heures selon un rythme d’une à deux semaines en centre, et deux à six semaines en entreprise, elles comportent un module spécifique de 70 heures autour de la rénovation énergétique. Objectif annoncé par le leader de la distribution : avoir ouvert 24 classes d’ici la fin de cette année, et former 3 000 jeunes entre 18 et 30 ans de niveau bac ou en reconversion d’ici trois ans. Pour l’atteindre SGDB France a créé trois écoles portées par une de ses enseignes. L’École du Toit d’Asturienne qui prépare au Titre professionnel couvreur-zingueur a ouvert ses portes en janvier 2022 à Champs-sur-Marne (77) et s’est déployée depuis sur le territoire. L’École des Bâtisseurs, portée par Point.P et dont la première classe a été ouverte en octobre 2022, propose un module autour de la construction durable. Il aborde différents points tels que les nouveaux systèmes constructifs, l’économie circulaire, l’empreinte carbone des solutions, les outils digitaux, la préparation RGE. Dernière formation ouverte en janvier dernier : 19°C - l’École du Génie climatique de Cedeo avec deux classes créées à Roubaix (59) et Évreux (27) avec pour missions de former les futurs experts du génie climatique.
La distribution change de paradigme
Dans le secteur du négoce des matériaux de construction, on recrute aussi beaucoup : 20 400 salariés en plus en 2021 contre 15 100 en 2020. Mais ce n’est pas assez. « La tension connue depuis quelques années est aujourd’hui renforcée car cette difficulté touche tous les secteurs d’activité », constate Stéphanie Gazel, secrétaire générale affaires sociales et formation au sein de la FDMC (fédération des distributeurs de matériaux de construction). Plus de 60 % des embauches concernent les attachés commerciaux, les vendeurs conseils, les magasiniers et les chauffeurs livreurs. Alors, pour assurer la promotion du secteur, et séduire vers ses métiers, la FDMC a changé de braquet. Pour la première fois, en appui avec Constructys, son opérateur de compétence (Opco) chargé d’accompagner la formation professionnelle, elle a conclu en 2020, une convention de coopération avec les ministères de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur. Désormais, la FDMC dispose d’une marque commune et d’un site internet : avenir-distributeurs-construction.fr. « Il met en avant des vidéos pour présenter nos métiers, et propose des live sur la plateforme MyFuture. Nous avons aussi créé des goodies distribués sur les 10 salons où nous aurons été présents en 2023. Nous organisons des journées portes ouvertes, et avons mis en place un réseau d’ambassadeurs d’entreprises », énumère Stéphanie Gazel. Et le programme ne s’arrête pas là. « À partir de cet automne, nous allons lancer un serious game pour présenter les métiers du négoce, et proposer un plan de communication globale sur les réseaux sociaux en faisant appel à des influenceurs». Sur le terrain, aussi la FDMC agit. « Nous déployons une POEC négoce (cf : encadré) par région sur les métiers de vendeurs et de magasiniers, continue Stéphanie Gazel. Avec les missions locales de la région Paca, pour l’instant, nous avons développé un accord cadre opérationnel avec Constructys et Pôle Emploi ». L’objectif étant bien sûr de dupliquer ce dispositif pour aller au plus près des besoins partout en France.
Un dispositif amplifié pour recruter les demandeurs d'emploi
Dans le cadre du projet de loi sur le plein emploi annoncé avant l’été, la préparation opérationnelle à l’emploi (POE) fusionnerait avec l’action de formation préalable au recrutement (AFPR). Le but : créer une préparation opérationnelle à l’embauche unique d’ici le 1er janvier 2024. Quand les besoins sont identifiés par une branche professionnelle, la POE devient collective (POEC) offrant ainsi une formation aux demandeurs d’emploi sur les métiers en haute tension. « Il est très intéressant que ce dispositif, dont nous nous saisissons, soit amplifié », note Stéphanie Gazel de la FDMC. Porté par Pôle Emploi, en lien avec un Opco, il est gratuit pour les employeurs. C’est un formidable levier vis-à-vis des publics adultes, qui deviennent ainsi directement employables et opérationnels après avoir suivi une formation dans l'entreprise.